Selon certains beaux esprits (souvent pas les plus cultivés ni les mieux
documentés mais jouissant d'un ministère moral dans cette société qui confine parfois à
l'illégitimité ), remettre en question les "versions
officielles" du 11 septembre, de l'affaire Tarnac, ou plus près de nous,
de l'affaire Mérah...serait faire preuve de "complotisme" ou de
"conspirationnisme".
Ces personnes prennent probablement Naomie Klein (ou Noam Chomski, ou
Michael Moore... à supposer qu'ils les aient lus) pour une grande
malade, j'imagine.
En règle générale, ces personnes appuient leur jugement (qui est un
jugement destiné exclusivement à disqualifier complètement
l'interlocuteur à qui il s'adresse, donc, le niveau zéro de la
rhétorique), sur le seul argument que des actions mauvaises, cachées,
manipulatoires, attentant à la vie de telle ou telle catégorie de "sa"
population...serait une chose que "l’État français" ou "le gouvernement
américain" (dont tout le monde connaît l'immense droiture morale, la
probité, et la charité chrétienne qu'ils mettent en œuvre
quotidiennement de par le monde) ne pourraient pas faire.
L’État américain ne pourrait pas, par exemple, tuer des petits enfants américains sur son sol. Non.
Il peut tuer des petits enfants chiliens au Chili. Il peut tuer des
petits enfants irakiens en Irak. Il peut tuer des petits enfants
vietnamiens au Vietnam... mais il ne peut pas tuer des petits enfants
américains aux USA.
Voilà la croyance, une croyance faite de patriotisme mâtinée de
moralisme bancal, une croyance qui traite l’Etat comme un corps unique,
comme un être humain parfaitement coordonné, une croyance donc, pour le
moins sujette à caution, tout à fait critiquable, comme toute croyance, sur laquelle repose
exclusivement l'accusation de "complotisme".
Au "tout est possible" (qui n'est pas forcément juste, mais qui est
après tout une position intellectuelle aussi respectable que d'autres)
répond strictement le "tout est impossible".
Ayant eu encore très récemment une dispute extrêmement forte avec un
journaliste de mon entourage sur l'affaire Merah et m'étant fait traiter
à la sixième minute, montre en main, de "complotiste" quand j'évoquais la
possibilité que Mérah ne soit pas le coupable qu'on fit de lui (sans
que pour autant je fasse de Mérah une blanche colombe totalement
innocente et pure - mais si la présomption d'innocence ne devait
s'appliquer qu'à des saints ou à des innocents, elle ne s'appliquerait
pas à grand'monde et perdrait beaucoup de son utilité), je me
posai le soir même cette question: Zola aurait-il pu aujourd'hui publier
"J'accuse" sans se faire publiquement disqualifier par les "autorités
autorisées à penser" (et surtout , autorisées à censurer la pensée de
ceux qui n’appartiennent pas à leur corporation), de "complotiste" ?
« Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits
seraient hantées par le spectre de l'innocent qui expie là-bas, dans la
plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis. »
En effet, quelle meilleure preuve d'un horrible "complotisme" que cette sentence!
Un innocent au bagne pour un crime qu'il n'a pas commis? Comment diable cela serait-il possible...
Mais Zola va plus loin.
Cela lui vaudra d'être poursuivi à son tour sur le fondement de la loi
sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, (puisque la diffamation
d'un fonctionnaire de l'État relève des Assises) - Certaines tournures
de phrase ne tromperont personne, Zola est bien un horrible
"conspirationniste" - (je souligne):
« J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam
d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en
inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son œuvre
néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et
les plus coupables.
J'accuse le général
Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle.
J'accuse le général
Billot
d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de
Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime
de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour
sauver l'état-major compromis.
J'accuse le général
de Boisdeffre et le général Gonse
de s'être rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion
cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des
bureaux de la guerre l'arche sainte, inattaquable.
J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une
enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus monstrueuse
partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable
monument de naïve audace.
J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard
et Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins
qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et
du jugement.
J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans
L'Éclair et dans L'Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en
condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second
conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en
commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un
coupable. »
Pour clore ce rappel historique, je rappelle que lorsque Zola écrit
cela, Dreyfus - puisque c'est lui dont il s'agit- est coupable et
archi-coupable - d'autant que l’État français ne peut pas, évidemment
(pensez-vous, ce bel et noble Etat français des mineurs de
Decazeville..., de la collaboration avec les nazis, de la nuit du 17 octobre 1961 ou de la torture en
Algérie....), mentir, manipuler, fabriquer...sur la culpabilité de
Dreyfus.
Car Zola n’écrit pas "J'accuse" quand Dreyfus est enfin innocenté! Non !
Il l'écrit quand le véritable coupable, Esterhàzi, est acquitté par le
conseil militaire, et que tout semble perdu pour le camp de la Vérité et
de la Justice qu'on appelait "les dreyfusards".
Car Zola écrit "J'accuse" en 1898.
A cette époque Dreyfus est non seulement "présumé coupable", comme le
dirait un de nos bons ministres, mais pire, il est condamné, il est au
bagne, et donc pour le coup, il est bien "reconnu coupable".
Ce qui ferait donc aujourd'hui de Zola l'un des premiers "complotistes"
aux yeux de l'histoire (et on parle là d'une affaire d'Etat).
Allant plus loin , je me faisais la réflexion que finalement, tout
avocat de la défense est un "complotiste", puisque notre but est bien de
tenter de démontrer autant que nous le pouvons, l'innocence de notre
client, de faire relaxer une personne (de plus en plus "présumée
coupable" dès le début) qui est poursuivie par l’État, cet État
irréprochable, cet État qui ne peut pas se tromper, qui est porté par
deux nobles piliers, savoir une justice infaillible (Outreau en a encore
témoigné) et une police incorruptible.
A fortiori aujourd'hui, comment ne pas être complètement rassurés par la
présence dans l’appareil judiciaro-répressif, d’hommes aussi intègres
et droits que Claude Guéant, Alain Bauer, Gérard Longuet, et last but not least, Nicolas Sarkozy, premier magistrat de France après avoir été premier policier de France?
Envisager d'autres pistes que celles que de tels hommes ont prises pour
acquis, ont faites leurs... ne serait-ce pas un crime de lèse-majesté? N'est-ce - pas prendre le risque de les mettre en cause eux-mêmes?
C'est vrai que lorsqu'on examine tout cela, on peut bien se dire que
quiconque remet en cause telle ou telle version d'une "affaire d’État"
est un "complotiste" (l'avocat de la défense le premier, donc).
Et puis, quand les journalistes donnent comme exemple de "pensée contre-intuitive", sur des sujets "épineux" du
type 11 septembre etc, des personnes comme Jean-Marie Bigard, Marion
Cotillard ou Jacques Cheminade... comment ne pas admettre que la thèse
du "conspirationnisme", du "complotisme", apparaisse en majesté?
Qui voudrait prendre le risque d'être comparé, pire, assimilé, sur le plan intellectuel, à... Jean-Marie Bigard?
Même moi, qui suis téméraire, cela me fait réfléchir...
Ça s'est corsé quand un gars comme Kassovitz, jusque là plutôt respecté
(et non assimilable à jean-Marie Bigard) a rejoint à son tour la cohorte
de ceux qui doutent de la version officielle du 11 septembre...
Voir la
violence des réactions suscitées par cette prise de position fut une
chose étrange. Mais voyons, pourquoi un doute, a fortiori venant d'une
personne non-qualifiée, un doute a priori tellement délirant...
déclenche-t-il systématiquement des réactions d'une telle violence?
N'a-t-on plus le droit de passer pour un délirant ou un abruti (selon
les détracteurs des "conspis") si on le souhaite?
Et puis sinon, vous avez aussi les épouvantails d'extrême-droite. Pas mal non plus comme repoussoirs.
Car le drame (et l'astuce qui sinon ne pourrait pas rendre si efficace
cette accusation définitive et infamante), c'est qu'il existe réellement
une sorte de "complotisme", de "conspirationnisme". Il consiste à
penser qu'un "grand architecte" ou un "ordre secret" tire les ficelles
de tout et partout de façon déterminée et omnisciente, qui produirait
exactement les résultats attendus, que l'ordre du monde serait réglé
comme une pendule par les décisions de quelques-uns cachés aux yeux de
tous les autres dans le monde.
C'est en cela surtout qu'on reconnaît ceux que l'on pourrait appeler
(avec toutes les précautions d'usage) "des complotistes": ils disent que
"le gouvernement américain" a "planifié les attentats du 11 septembre".
Il dit que "le gouvernement français" a "tué les enfants de l'école de
Toulouse". Là où le "complotiste" ne tient pas la route
intellectuellement, c'est parce qu'il est une vision mécaniste,
automatiste, et unitariste de l’État, dont il nie l'existence de
nombreux appareils, de cellules souvent aveugles les unes aux autres,
d'intérêts divergents en son sein... et il se discrédite dès le début en
adoptant cette conception fausse de l'Etat.
Bien évidemment, ceux-là sont assez reconnaissables et il vaut mieux
faire ce que l'on peut pour ne pas y être assimilés, pour ne pas les
avoir "dans son camp", car ils sont en effet d'autres idiots utiles du
système (mais je suis plutôt partisane de leur laisser également le
bénéfice du doute et la liberté de parole; ce que je refuse, c'est que
la presse en fasse sciemment les épouvantails d'une "théorie du complot"
risible qu'elle applique consciencieusement à tous ceux qui ne
partagent pas telle ou telle version officielle, quelles que soient
leurs compétences, leurs connaissances etc).
Bien sûr donc, en agitant de tels épouvantails, la boucle est bouclée.
Quand tu n'as le choix qu'entre Claude Guéant et Jean-Marie Bigard, je
crois que même Zola aurait réfléchi à deux fois avant d'écrire
"J'accuse" en 2012...
Ceux qui mettent en doute la version officielle sans être des
"conspirationnistes" envisagent forcément des solutions beaucoup plus
complexes, des hypothèses qui sont en rapport avec la réalité possible, vraisemblable,
ils n'ont pas de "contre-solution clef en mains"; ils ont des doutes, ils ont
des hypothèses, ils admettent simplement que, compte tenu de ce qu'est
un État et de ce que gouverner signifie, le doute sur une "affaire d’État" doit toujours être
possible, et qu'aucune question ne doit être un tabou, aucune question
ne doit être disqualifiée a priori, ils pensent que c'est sur les tabous
de ce type que l'on construit les enfers concentrationnaires, et les
États policiers.
Pourquoi ce papier me direz-vous ?
Pour dire de ne pas céder au premier des terrorismes qui est le
terrorisme intellectuel dont se rendent coupables de plus en plus de
"personnes autorisées".
Pour dire que plus que jamais, le
combat à mener avant tout est un combat moral pour l'intelligence, pour
le droit au doute, le droit à poser des questions, à demander des
comptes, pour la liberté d'expression sans restriction et surtout, sans
manipulation, contre l'obscurantisme et l'opacité.
C'est évidemment également un combat pour la justice; parce qu'il n' y
aura pas de combat pour la justice sociale qui triomphe sans combat pour
restaurer, améliorer, la justice judiciaire, pour la sauvegarde de
principes fondamentaux, quel que soit le régime, le mode d'exploitation
des richesses... Que l'on soit socialiste, commmuniste, écologiste ou
même libéral, si l'on est un être moral, d'une certaine morale, de la
morale de la liberté, ce combat doit être le vôtre.
Ceux qui professent le "républicanisme" en politique devraient être les premiers sur ces sujets ("Liberté liberté chérie, Combats avec tes défenseurs...."). Force est de constater qu'ils sont souvent aujourd'hui les bons derniers, et singulièrement aphones.
Ce combat doit être mené par toutes les personnes de bonne volonté, à
tous les échelons de la société, car si ce combat n'est pas mené c'est
la société sécuritaire, la société de la peur et de l'espionnage, qui
gagne. Et si cette société gagne, le gouvernement des lettres de cachet
refera définitivement surface, l'embastillement également.
Je suis plutôt heureuse des résultats qu'a donnés la consultation des
avocats du Barreau de Paris en vue de la Présidentielle; elle montre,
sur l'échantillon qui y a participé, que tout n'est pas perdu, qu'il
faut y croire encore. Que les principes dont nous avons hérité des
Lumières, de Beccaria, de Voltaire, les principes qui sont inscrits dans
la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen...ne comptent pas
(encore) pour rien.
Mais elle montre aussi que ce n'est pas l'ampleur
ni la force à laquelle nous aurions légitimement pu nous attendre en de
telles circonstances.
Il faut , c'est urgent, - d'autant plus urgent que le chantage à la
"menace terroriste" prend tout l'espace et que toutes les dérives
liberticides (improprement qualifiées de "sécuritaires") s'aggravent
quotidiennement à ce prétexte - , défendre plus que jamais la Justice
et de la liberté d'expression, une véritable information, d'une
véritable liberté de la presse. C'est notre avenir qui en dépend.
Je terminerai ce papier en mettant en face à face deux citations qui ont presque quarante ans d'intervalle: l'une
de M. Warsjmann, député UMP de la 3ème circonscription des Ardennes, et
l'autre de la grande Gisèle Halimi, immense avocate, un des honneurs de notre profession.
Le député UMP cité ici par le Conseil constitutionnel dans une décision de février 2012 retoquant les dispositions de l'article 706-88-2 du code de procédure pénale qui limitait la liberté de
choix du gardé à vue en matière de terrorisme en prévoyant une liste d’avocats habilités à intervenir, justifiait de la sorte la restriction de la "liste":
"(...) dans les affaires de
terrorisme, la présence de l’avocat en garde à vue, quand bien même elle
serait différée en application des dispositions présentées
précédemment, créera deux risques particuliers qu’il est nécessaire de
prendre en compte pour maintenir un équilibre entre, d’une part, les
droits de la défense, et, d’autre part, l’efficacité de l’enquête et la
prévention des actes terroristes. Le premier risque résidera dans la
possibilité que la personne gardée à vue soit assistée par un avocat
défendant la même cause idéologique qu’elle ; le risque de fuites serait
alors considérable. Le second risque sera, compte tenu de la
personnalité, de la dangerosité et des moyens dont disposent certains
auteurs d’actes terroristes, que des pressions soient exercées par la
personne gardée à vue sur les avocats désignés pour qu’ils préviennent
leurs complices ou fassent disparaître des preuves. C’est pour répondre à
ce double risque que l’article adopté par la Commission crée une
possibilité de restriction à la liberté pour la personne gardée à vue de
choisir son avocat."
Quand, en 1973, Gisèle Halimi écrivait ceci:
"(...)J'ai toujours professé que l'avocat politique devait être totalement
engagé aux côtés des militants qu'il défend. Partisan sans restriction
avec, comme armes, la connaissance du droit 'ennemi', le pouvoir de
déjouer les pièges de l'accusation, etc. (....) Les règles d'or des
procès de principe: s'adresser, par-dessus la tête des magistrats, à
l'opinion publique toute entière, au pays. Pour cela, organiser
une démonstration de synthèse, dépasser les faits eux-mêmes, faire le
procès d'une loi, d'un système, d'une politique. Transformer les débats
en tribune publique. Ce que nos adversaires nous reprochent, et on le
comprend, car il n'y a rien de tel pour étouffer une cause qu'un bon
huis-clos expéditif". ( in La Cause des Femmes, Paris)
lundi 9 avril 2012
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