mardi 5 juin 2007

Sur le Bouclier Anti-Missiles et la riposte russe

Par Stefan BARENSKY,
Journaliste indépendant,
http://www.orbireport.com

Le Bouclier Anti-Missiles, entre fantasme, arnaque et gesticulations

L’annonce par Vladimir Poutine du pointage d’une partie de son arsenal nucléaire sur des cibles européennes si jamais les Etats-Unis persistent dans le plan de déploiement de leur « bouclier anti-missiles » en Pologne et en République Tchèque vient de faire monter d’un cran la tension dans cet épineux dossier.

Naguère, l’intellectuel progressiste américain Noam Chomsky a fait sienne la théorie avancée par plusieurs comités citoyens américains d’une utilisation du sus-dit « bouclier » comme arme de guerre car permettant aux Etats-Unis de protéger son sanctuaire national tout en opérant une première frappe nucléaire sur son ennemi potentiel.

Il y a pourtant fort à parier que nous n’assistions ici qu’à un jeu de dupes, tant, lorsqu’on s’y intéresse d’un point de vue technique et opérationnel, le « Ballistic Missile Defense » ressemble plus à un système de propagande qu’à une arme réelle.

Pour plus de simplicité, nous ne traiterons pas ici des autres éléments constitutifs de la « National Missile Defense » et notamment des anti-missiles de courtes portées – les successeurs des Patriot – dont les essais sont encourageant mais ne doivent pas faire oublier le taux de succès avéré de ces missiles au combat : 0%.

Où l’on commence par une idée stupide

Dans les années 60/70, les Etats-Unis et l’Union Soviétique se sont lancés dans le développement de système capables d’intercepter une frappe nucléaire intercontinentale. Le concept imaginé alors était de tirer d’autres missiles vers les missiles en approche et de faire détonner des armes nucléaires à proximité des ogives ennemies alors qu’elles se trouvent encore en dehors de l’atmosphère. Pour éviter que pareil système ne déstabilise « l’équilibre de la terreur », le traité ABM de 1972 limitait la zone couverte par un tel système de protection. Alors que les Russes choisissaient de déployer leurs anti-missiles autour de Moscou, afin de protéger leurs dirigeants, les Américains déployaient les leurs au Dakota du Nord, afin de protéger les missiles de leur riposte. A peine mis en place, en 1976 le système américain Safeguard était rapidement mis au rencard. Les militaires venaient juste de se rendre compte de l’absurdité du système.

En effet, en faisant exploser des armes atomiques à haute altitude pour contrer une première attaque, ils auraient tout simplement généré une impulsion électromagnétique suffisante pour aveugler leurs propres radars, et donc être dans l’incapacité de voir venir l’inévitable seconde salve.

Le BMD revient au goût du jour avec Ronald Reagan et son Initiative de Défense Stratégique. Une fois qu’on a compris qu’un laser - aussi puissant soit-il - ne peut pas grand chose contre une ogive blindée pour résister à une rentrée dans l’atmosphère à très grande vitesse, la seule option qui reste c’est l’interception par impact.

Après de multiples démonstrations technologiques à basse altitude/basse vitesse, les premiers essais en vraie grandeur débutent en 1997 et la première interception d’une ogive inerte tirée par un vrai missile balistique Minuteman intervient le 14 juillet 2001, à la troisième tentative.

Trucages et ratages sur fond de menace coréenne

Entre-temps, en août 1998, la Corée du Nord a tiré son premier missile de longe portée, qui a survolé le Japon avant de s’abîmer dans le Pacifique Nord. Le fantasme de la bombe atomique nord-coréenne sur la côte ouest des Etats-Unis fait son chemin dans les médias. Accessoirement, George W. Bush est arrivé à la Maison Blanche et le BMD - voulu par Reagan et son père – participe à sa propagande électoraliste, puisqu’il annonce son déploiement avant la fin de son premier mandat alors que le système commence à peine ses essais en vol !

Trois autres succès sont enregistrés jusqu’en octobre 2002. La communauté scientifique fait rapidement remarquer que les tests sont biaisés. Les intercepteurs sont lancés avec le plan de vol et les caractéristiques de l’ogive en mémoire, et celle-ci est équipée d’une balise pour faciliter le guidage. L’interception en elle-même, à plus de 12 km/s de vitesse relative, reste une prouesse technologique, mais on se doute qu’une ogive ennemie sera moins coopérative.

De fait, il faut attendre septembre 2006 pour que le programme rencontre un nouveau succès, toujours dans des conditions très éloignées de la réalité. Mais cela n’a pas empêché le gouvernement Bush de commencer à déployer des intercepteurs en silos en Alaska et en Californie. Une promesse électorale, ça se respecte !

Aujourd’hui, le BMD est encore très loin de constituer « un système de défense anti-missiles fonctionnel » comme le redoute Chomsky. Principalement parce qu’il est encore, et pour longtemps, incapable de fonctionner en conditions opérationnelles.

Non seulement, les essais ont été effectués jusqu’à présent dans des conditions très favorables et avec des cibles « coopérantes », mais cela n’a pas empêché de nombreux échecs, à tous les niveaux. Plusieurs fois, la fusée porteuse de l’intercepteur a même refusé tout simplement de quitter le silo !

Plus difficile qu’il n’y paraît

Or, avant que le système puisse être considéré comme fiable, il faudra d’abord qu’il puisse non seulement atteindre par ses propres moyens une ogive représentative, mais qu’il puisse la discriminer et l’atteindre au milieu d’un groupe de leurres, voire (l’imagination humaine connaît peu de limites) reconnaître et intercepter une ogive réelle déguisée en leurre !

De l’avis général, il faudra encore au moins une bonne décennie pour atteindre un résultat satisfaisant avec un taux de réussite significatif, en dépit des annonces d’une première capacité opérationnelle réduite avant la fin du second mandat de George W. Bush.

Tel qu’il est conçu, le BMD doit pouvoir intercepter une salve de quelques missiles rustiques qui seraient tirés de Corée du Nord sur les Etats-Unis. Pour cela un radar géant a été installé dans les Aléoutiennes et, comme on l’a vu, une centaine d’anti-missiles est en cours de déploiement en Alaska et en Californie. Le système doit aussi recevoir le renfort d’une constellation de satellites à capteurs infrarouges dédiés au suivi des missiles et de leurs ogives. Les premiers prototypes seront lancés en fin d’année.

Pour compenser les défaillances, il est prévu de tirer une dizaine d’anti-missiles contre chaque missile nord-coréen tiré vers les Etats-Unis. A noter que la gestion d’autant d’intercepteurs en vol et se dirigeant vers le même objectif reste encore à démontrer.

Contre l’arsenal chinois (à peine 48 missiles opérationnels, dont la moitié sur sous-marin, mais en phase de croissance), le BMD serait inefficace. Pour la Russie, la question ne se pose même plus, d’autant qu’elle a également développé une parade : l’ogive intelligente, capable de manœuvres d’évasive et testée avec succès l’an dernier.

Une logique opérationnelle insaisissable

Présenté comme un moyen d’éviter une « première frappe » par un « état voyou », le BMD tient difficilement la route. La balistique étant une science exacte, il est très facile de déterminer d’où a été lancé un missile, et on imagine mal la Corée du Nord ou l’Iran risquer la vitrification dans la demi-heure suivante en s’en prenant au premier arsenal militaire du globe. Si on leur prêtait une volonté terroriste (guère compatible avec leur souci de survie), il leur serait plus loisible de livrer leur arme atomique par des moyens plus originaux (sous-marin de poche, drone, voire chalutier ou même camion).

L’argumentaire de l’arme de « première frappe » - capable de protéger les Etats-Unis d’une riposte de la part d’un pays attaqué « préventivement » - est techniquement recevable mais difficilement applicable, surtout à la Russie.

Une attaque nucléaire de la Russie devrait viser en priorité les silos de missiles et s’assurer qu’il n’en subsisterait pas assez pour une riposte d’envergure, ou du moins suffisamment peu pour que le BMD puisse s’en charger. Ce raisonnement se heurte à deux difficultés.

La première c’est qu’une bonne partie de l’arsenal russe est à bord de sous-marins, indétectables tant qu’ils n’ont pas tiré (et donc impossibles à viser. Les missiles tirés de ces sous-marins seraient hors de portée du BMD basé en Europe ou en Californie. A la rigueur, la base en Alaska pourrait peut-être faire quelque chose pour les missiles tirés du pôle, mais un seul sous-marin serait suffisant pour saturer sa capacité. Par ailleurs, il existe aussi des missiles montés sur affûts mobiles.

Deuxième difficulté : les missiles américains tirés sur la Russie trouveraient des silos vides à leur arrivée, car ils auraient été détectés depuis 20 minutes avec pour effet immédiat de déclencher une riposte que le BMD ne pourra pas rêver amoindrir.

A une moindre échelle, ce raisonnement reste valable pour la Chine, qui a également développé des missiles sur lanceurs mobiles ou sur sous-marins.

Pour contrer l’Iran, le BMD serait bien plus efficace s’il était basé en Turquie ou en Arabie Saoudite. Il faut noter qu’Israël a développé son propre système, le Arrow, pour les missiles de moyenne portée.

Par ailleurs, ce qui vaut pour la Corée du Nord vaut pour l’Iran. En cas de conflit armé, ce n’est pas sur l’Europe ou les Etats-Unis que l’Iran risque de tirer, et si le pays pouvait aligner une dizaine de missiles, le BMD sera saturé.

Et pour quelques milliards de dollars de plus

S’il n’est pas un véritable « bouclier » de protection contre une première frappe ou une riposte, à quoi sert réellement le BMD ?

Ici nous entrons dans le domaine des supputations, mais celles-ci sont largement étayées par les chiffres à notre disposition.

On pourra remarquer que le développement et la production du BMD (confiés à Boeing mais dont toute l’industrie profite grassement) génèrent un budget colossal, supérieur à celui du programme Apollo, dont bénéficient notamment des amis du clan Bush (Lockheed Martin) et des soutiens du camp républicain. Depuis George Bush père, 107 milliards de dollars y ont été consacrés (contre 37 milliards au cours des 25 années précédentes). En 2008, la « National Missile Defense » sera une nouvelle fois le plus gros budget d’armement du Pentagone, avec 11 milliards de dotation pour l’année. Selon des économistes américains, à l’horizon 2020, le coût total de la NMD pourrait dépasser 500 milliards de dollars.

La question du déploiement en Europe – outre qu’elle amènerait un surcroît de financement - pourrait faire partie d’un jeu diplomatique plus traditionnel pour assurer un ancrage profond de l’Europe de l’Est au sein de l’OTAN. Outre le fait que cela démontrerait l’impuissance stratégique de la Russie dans son ancien fief, cela renforcerait le lien entre la « nouvelle Europe » et Washington, et constituerait donc un obstacle de plus à la création d’une Europe politique (qui inclura nécessairement les composantes de défense). Au passage, cela ne manque pas de limiter les possibilités de développement de l’industrie européenne de défense, concurrente du complexe militaro-industriel.

Côté russe, la provocation américaine arrive comme du pain béni. Le pays bénéficie d’importantes rentrées d’argent grâce à la hausse du prix des hydrocarbures. Grâce au BMD, Vladimir Poutine possède un bon prétexte pour détourner une part substantielle de cette manne vers le complexe militaro-industriel – qu’il a su réorganiser au plus grand bénéfice de son propre clan – et caresser dans le sens du poil les généraux de son Etat-major.

Quant à la volonté américaine d’attaquer l’Iran, si elle doit attendre pour se concrétiser que le BMD soit opérationnel en Europe, cela laisserait encore beaucoup de temps pour trouver des solutions diplomatiques, voire pour démocratiser le pays de l’intérieur.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Que Poutine soit mégalo ne surprend personne. Par contre, je pense qu'il a quelques raisons de craindre ce bouclier anti-missiles si près de chez lui. Il y a actuellement un article sur le site www.historia-nostra qui fait le parallèle avec l'époque de la Guerre froide et qui pose quelques questions…intéressantes dirons-nous.
http://www.historia-nostra.com/index.php?option=com_content&task=view&id=591&Itemid=60