Un extrait intéressant du dernier bouquin d’Emmanuel Todd (ouvrage avec lequel je suis en désaccord sur pas mal de choses, y compris dans ce passage, mais qui met le doigt parfois où ça fait mal, et qui livre qqes analyses intéressantes et originales qu’il serait dommage de ne pas prendre en compte. Je le conseille dc quand même à celles/ceux qui peuvent.
J’ai repensé à ce passage sur l’islamophobie en relation avec le peu de soutien actif, proportionnellement aux crimes subis là bas que la population de Gaza reçoit de notre part à nous Français, évidemment.
(Désolée pour les fautes et coquilles oubliées dans la retranscription - la séparation en paragraphes n’est pas de l’auteur - je l’ai faite pour rendre ce passage plus lisible sur le média Internet). LL
"De l’incroyance à l’islamophobie.
Pp.36-40
Nous vivons donc, sans en être pleinement conscients, une crise religieuse.
Sans cette hypothèse, nous ne pouvons pas comprendre l’ampleur de la fixation négative sur l’Islam. Dans les cinq ou dix dernières années s’est répandue en France et ailleurs en Europe, une islamophobie des classes pensantes et parlantes, intellectuelles et médiatiques. Cette islamophobie a succédé à l’arabophobie des électeurs du Front National, plus populaire.
Les déterminants de l’arabophobie, dont l’émergence visible remonte au milieu des années quatre-vingt, sont clairs. Elle a résulté des difficultés concrètes que présentait l’absorption en période de chômage et de pression sur les salaires de populations maghrébines portant un système de mœurs très distinct, dur aux femmes et refermé sur lui-même par le mariage entre cousins.
L’islamophobie actuelle des classes supérieures est plus difficile à expliquer.
L’attitude des politiques n’est pas le problème.
Nicolas Sarkozy et les cadrent de l’UMP voient certainement dans l’exagération du risque terroriste, dans l’accentuation de la pression sur l’Afghanistan, dans l’hostilité à l’entrée de la Turquie en Europe, dans les menaces militaires contre l’Iran, bref dans l’activation d’une thématique qui met l’Islam au cœur de la politique générale, un moyen commode de toucher et de rallier l’électorat du Front National.
Mais que dire des intellectuels, et des journalistes qui, peu affectés par la vie des banlieues, fort peu menacés par des attentats, s’excitent sur l’essence de l’islam, son incapacité supposée à tolérer la modernité et sa prétendue violence intrinsèque.
Pourquoi affirmer, au moment même où l’ensemble du monde musulman voit sa fécondité baisser, comme ce fut le cas en Europe et ailleurs, que la modernisation mentale des pays arabes, de la Turquie ou de l’Iran, est impensable?
La théorie du choc des civilisations, présentée en 1993 par Samuel Huntington dans un article de la revue "Foreign Affairs" colle des étiquettes religieuses sur les individus et les peuples.
Dans l’esprit de beaucoup, elle a été validée par les attentats du 11 septembre 2001. Mais la violence qui existe effectivement dans le rapport de l’Amérique au golfe persique n’est pour l’essentiel ni religieuse ni civilisationnelle.
On devrait parler d’un "choc impérialiste" pour décrire le contrôle instauré par les Etats-Unis sur l’Arabie Saoudite, l’invasion de l’Irak ou les menaces de frappe préventive contre l’Iran. Or une banale politique impériale combinant usage de la puissance militaire et corruption des élites locales n’est pas un conflit religieux.
L’article puis le livre de Huntington, publiés en 1993 et 1996, cinq ou huit ans avant les attentats du 11 septembre, en sont au fond qu’une déclaration de guerre idéologique de l’"Occident" à l’islam et à la chine (aspect un peu oublié sur lequel je reviendrai - cf infra p.195).
Le Choc des Civilisations démontre par sa date de publication que l’islamophobie et plus généralement l’émergence d’un nouveau narcissisme culturel occidental sont antérieurs à l’entrée en action d’Al Quaida.
L’ethno-atlantisme est une doctrine offensive. Nous sommes les agresseurs. I l n’ y a qu’à faire le compte des morts du conflit, aux Etats-Unis, en Europe, et dans le monde musulman, pour le vérifier. Notre islamophobie est assez largement endogène, effet de notre propre trouble religieux.
Nous percevons bien la crise de transition que traverse le monde musulman, où l’alphabétisation sera bientôt universelle, où une désorientation religieuse et idéologique engendre manifestement angoisse, désordre et violence.
La désislamisation s’avance masquée, parce qu’elle entraîne, dans un premier temps, une dernière réaffirmation de la croyance religieuse ébranlée par la modernité. Mais nous refusons de voir notre propre crise, beaucoup plus grave au fond, parce qu’elle n’est pas, elle, le résultat d’un mouvement éducatif ascensionnel, du progrès en somme. Nous sommes angoissés par le vide religieux qui s’est creusé dans le dernier demi-siècle.
Dans un pays comme la France, la présence d’un Eglise catholique minoritaire mais socialement importante donnait un sens à l’incroyance, à l’athéisme, ou comme on dit pudiquement, à l’affirmation laïque. La disparition de ce point de repère a détruit l’ensemble de l’organisation idéologique de la France.
Il n’est pas étonnant que dans un tel contexte une laïcité désorientée par la disparition de son adversaire catholique s’efforce d’en trouver un autre, en l’occurrence l’Islam, perçu comme la dernière des croyances religieuses actives. Choix paradoxal puisque, justement , la pratique religieuse des musulmans de France est faible et que l’Iran, avec deux enfants par femme semble beaucoup plus menacée par la désislamisation que par l’islamisme.
Mais rien n’y fait. Dans cette France où la pratique religieuse catholique est désormais sans importance sociale, la laïcité devient laïcisme, et réunit dans une hostilité commune à un Islam fantasmé les incroyants venus de la vieille laïcité républicaine et ceux qui viennent de sortir du catholicisme terminal. L’Islam prend le statut de bouc émissaire, d’ennemi indispensable.
Dans l’Europe du début du troisième millénaire, il devient la victime sacrificielle de notre mal-être métaphysique, de notre difficulté à vivre, sans Dieu, tout en clamant que notre modernité est la seule possible, la seule valable.
En France, une théorie plus ancienne encore que celle du choc des civilisations contribue souterrainement à la désignation de l’Islam comme problème, celle du christianisme "religion de la sortie de la religion" proposée en 1985 par Marcel gauchet, mais simplifiée depuis par ses utilisateurs et retournée contre le monde musulman. Le christianisme serait différent parce que capable de se dépasser lui-même.
Cette vision de l’histoire confère au monde occidental une spécificité inexistante (cf. M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, Paris, 1985). Il n’est pas même nécessaire de réfléchir sur l’Islam pour le percevoir. Le Japon, essentiellement bouddhiste avant la crise religieuse amorcée à l’ère Meiji est actuellement aussi indifférent que l’Europe à toute croyance religieuse.
Mais au-delà des théories savantes qui nous assurent que nous restons chrétiens même lorsque nous ne croyons plus en Dieu, nous trouvons le thème plus répandu et plus maniable politiquement des racines chrétiennes de l’Europe.
Le christiano-laïcisme - l’incroyance d’origine chrétienne est la seule valable - trouve dans "Fier d’être français", petit pamphlet de Max Gallo, idéologue sarkoziste et académicien, l’une de ses expressions caractéristiques.
En 2006, quelques mois avant l’élection présidentielle, Gallo s’émerveillait de sa propre audace : "Quoi? Oser proclamer que la France laïque est un pays chrétien, alors que la deuxième religion du pays est l’islam et qu’il ya profusion d’églises vides, alors que les rares mosquées sont si pleines que les fidèles de Mahomet sont contraints de prier sur les trottoirs, dans des caves ou des hangars?".
Max Gallo devrait s’éloigner un peu plus souvent de la place du Panthéon et du jardin du Luxembourg pour visiter les banlieues, où la pratique religieuse musulmane est en réalité aussi faible qu’ailleurs la pratique religieuse catholique.
Mais le sens de son angoisse est clair, le vide religieux chrétien catholique.
Le vide religieux chrétien précède l’islamophobie.
Notre crise métaphysique, à l’inverse de celle du XVIIIème siècle, se déploie sur fond de stagnation éducative. C’est pourquoi elle ne mène pas à la liberté de l’action, mais à une dépression collective de très grande ampleur."
3 commentaires:
Bonjour,
J'ai de lui "Après l'empire" qui été déja passionnant, je vois que son dernier livre à l'air aussi percutant au niveau de son analyse.
merci pour l'extrait.
Apropos de l'islam et des problèmes de religions dans le monde moderne, du choc de la culture moderne déstabilisant la croyance religieuse, mais aussi des problèmes de constructions psychologique radicales et propres à l'Islam, je conseille souvent une lecture éclairante :
celle de "La psychanalyse à l'épreuve de l'islam" de Benslama (j'ai oublié son prénom désolé)
ça a l'avantage d'être une source mixte entre le monde d'origine musulmane et celui judéochrétien.
ça remet les pendules à l'heure à l'égard des discours des divers intellectuels se livrant à la crise mimétique global et au malaise dans la civilisation contemporaine à l'égard du vide non pas tant religieux mais de fondations philosophique consciente.
car plus que tout autre chose, ce que je note chez le peuple comme chez les minorités intellectualisées, c'est une capacité à reproduire des leçons de convenances, des idées, des paradigmes, sans en connaître ou en en ayant totalement oublié ou pire voulu s'affranchir des fondements !
là, cet auteur là nous aide à les retrouver.
Un contrepoint (http://www.main-basse-sur-ecole-publique.com/):
Ceux qui veulent en finir avec l'éducation nationale:
Depuis plus de 15 ans, dans un relatif secret, un certain nombre de groupements relevant d'une même nébuleuse clérico libérale, s'agitent en catimini. Leur but ultime: démanteler l'Education nationale et l'ensemble de son service public. Une croisade amenée avec prudence et minutie. Mais une détermination néanmoins implacable.
Au coeur de cette nébuleuse, à droite de la droite, une douzaine d'associations: «Enseignement et libertés», «Créateurs d'écoles», l'«OIDEL», «SOS Education», «FSP- Fondation de service politique», «Créer son école», «CLE- Catholiques pour les libertés économiques», «ILFM: Institut libre de formation des maîtres», «Fondation pour l'école», «Famille et libertés», «Mission pour l'école catholique»...ou encore, l'ALEPS, «association pour la liberté économique et le progrès social», filiale ultra-libérale du MEDEF, créée dans les années 60, dans le sillage de l'UIMM.
Leurs «penseurs», leurs activistes, s'inscrivent dans la mouvance des idées agitées dans les «think tanks» de l'extrême droite, au sein du Front National, du Club de l'Horloge. Voire, pour certains...de l'Opus Dei.
Toutes réclament, à corps et à cris, l'avènement de la «liberté de l'enseignement» en France. Qu'entendent-elles par «liberté»? Il s'agit en fait, d'organiser la mise en concurrence des établissements scolaires, dans une optique de concession de service public voire de marchandisation de l'école.
Celle-ci garantirait une «offre scolaire diversifiée», sensée répondre à une attente désespérée des familles, injustement privées de leur liberté de choix... Des mots d'ordre libéraux bon teint, en apparence, mais qui, en réalité, servent opportunément la vision cléricale de ces nouveaux croisés. Ceux-ci n'espèrent rien d'autre que le retour à l'école d'antan. Celle d'avant la République, aux mains de l'Eglise.
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