samedi 4 février 2012

Quand on fait taire la musique de la vie...

J'écris ce petit texte rapidement.

J'étais tout à l'heure dans le métro parisien, je sortais du tribunal. Jusque là, rien de bien passionnant, rien que de très normal.
Un peu fatiguée, avec cette petite baisse de tension momentanée qui suit toutes les audiences.

Entrent dans le wagon quatre hommes avec chacun un instrument, une contrebasse, deux accordéons, une guitare.
Originaires, à première vue, des Balkans.

Ils nous saluent, tout sourires, et ils entament un morceau que connaissent tous les amateurs de ce genre de musique folklorique: "Pilem, Pilem".

Probablement, ils sont originaires d'ex-Yougoslavie.

Immédiatement, leur enthousiasme, leur musique, leurs chants et leurs sourires gravent sur nos faces, pour la plupart tristes, renfrognées ou soucieuses, des sourires en réponse.
Instinctivement, des mains de mettent à battre pour les accompagner en rythme, deux jeunes femmes au fond du wagon se lèvent et commencent à esquisser un pas de danse, mes pieds bougent tout seuls.
En deux minutes, c'est la vie et le soleil qu'ils ont amenés dans ce train tristounet.
Ce n'est plus un métro, c'est une fête populaire au fond d'un village des Balkans.
Le temps suspend son vol et jusque dans mes os, je sens un profond bien-être. Moi aussi je souris, presque sans le vouloir.
Je suis en présence d'un moment d'humanité très fort. Nous sommes nombreux à le sentir, j'en jurerais.
Nous sommes nombreux à savoir que nous en manquons cruellement, de ce genre de moments, et nous sommes nombreux à le regretter, cela, j'en jurerais aussi.
Nous approchons de la station, le train s'arrête doucement.

Soudain, en une fraction de seconde, la musique de la vie se tait, le groupe fait silence.
Le temps que nous sortions de la torpeur bienheureuse dans laquelle ces quatre hommes nous avaient plongés, le temps que nous réalisions ce qui se passe, il est déjà trop tard.
Les musiciens sont descendus presque comme des ombres sur le quai, ils sont immédiatement entourés par cinq colosses du service de sécurité de la RATP, et le train repart.
Les gens dans le wagon sont sonnés... Nous sommes tous choqués et tristes, muets.
Où est la musique? Où sont les Balkans?Que va-t-il arriver aux joueurs qui nous donnaient tant de plaisir quelques secondes auparavant?

Pourquoi? Pourquoi? Cette question me percute la tête avec violence.

Je décide de descendre à la prochaine station et de faire demi-tour pour les retrouver.
Mais quand j'arrive, il est trop tard. Déjà.
Le quai est vide. Disparus les beaux musiciens de la vie et les vigiles du silence.
Mon estomac se vrille. Ma gorge et mes poings se serrent.

Faut-il des papiers pour rendre les gens heureux?
Faut-il des autorisations administratives pour jouer la musique de la vie?

Silence, il faut faire silence.
Il ne faut rire. Il ne faut pas chanter. Il ne faut pas crier.

Ce n'est pas "seulement" du racisme.

Bien-sûr, il s'agit de priver ces exilés, exilés des guerres du Kapital, d'un gagne-pain honnête, inoffensif. De les pousser à la misère et de les pousser à la fuite, à nouveau la fuite, encore la fuite, toujours la fuite, voire, de les pousser à la délinquance.

Il s'agit aussi, pour le Pouvoir, de cacher à notre vue tous ces "Autres" qu'on nous dit ne pas être "comme nous".
Sait-on jamais... si par le miracle d'une musique, par exemple, nous réalisions à quel point nous sommes frères?
Il faut empêcher à tout prix que nous puissions nous reconnaître en eux, et eux en nous.

Et puis aussi, il faut faire taire la musique de la vie qui crée de la fraternité entre les hommes, même lorsqu'ils ne se comprennent pas.

Alors, un de nos premiers devoirs de résistance aujourd'hui, c'est un devoir intérieur.
C'est de continuer à vouloir vivre, à vouloir aimer, à vouloir rire, à vouloir écouter et chanter la musique de la vie. Librement.
C'est aussi de protéger toutes celles et tous ceux qui rendent cela possible...

Ici, Rade Šerbedžija qui chante "Pilem Pilem": http://www.youtube.com/watch?v=CBEcgBj_qX8

2 commentaires:

Zeca a dit…

J'ai passé un bon moment dans ce wagon, merci. Car si curieusement j'ai toujours su reconnaitre ces moments de magie qu'offrait généreusement Dame la Vie, combien de demi-tours j'ai raté sciemment, pas l'moment, pas l'temps, rien à dire, et autres foutaises qui emprisonnent et aliènent les sens. Mais je me soigne, ça permet souvent des connivences de circonstances aussi improvisées qu'éphémères, qui n'ont aucun prix. On effleure même quelquefois la Fraternité urbaine, c'est dire comme les choses essentielles restent à portée de mains.

Anonyme a dit…

tiens c'est marrant
ça m'a rappelé ce que je fais moi-même quand je travaille avec l'équipe d'horticulture dans la serres.

je chante. j'improvise sur des thèmes de musique baroques et classiques ainsi que sur des blues. Et les autres m'ont souvent remercié en me disant combien ça mettait une bonne ambiance souvent humoristique quand mes improvisations sont imparfaites...

et puis un jours, le chef travaillait pas loin. il est venu me dire d'arrêter parce que ça le stress et que ma voix porte...

j'ai tout de suite soupçonné la jalousie de ce gars que j'ai rencontré dans une chorale... il aime ça, mais n'a pas de voix et pas de formation musicale...

les autres m'ont ensuite demandé pourquoi je chantais plus et étaient vachement étonnés que le chef, qui est souvent pourtant un brave homme avec tout le monde, m'ait demandé d'être discrêt...

évidemment, je me remets à chanter à chaque fois qu'il n'est pas là et aussi à amuser la galerie...

l'analyse du cas des gars du métro dans le contexte capitaliste est évidemment juste.

mais il y a une autre hypothèse sousjacente à tout ça. celle de la jalousie. les tenants du pouvoir n'ont d'autres talents que celui de la brutalité. et leurs sbires sont pires encore. j'ai rencontré souvent, surtout dans des petites entreprises où je ne fais que de courts contrats cette jalousie du patron vis à vis de ses employés. c'est maladif et ça les rend très cons... alors quand ils ont en plus des pouvoirs dingues, comme les élus politiques, ils ne sont plus que l'expression des fantasmes d'aîgreurs des plus nuls et des plus jaloux partout dans le monde.

paul