mercredi 19 décembre 2007

"Le Sexe et l'Effroi": relire Quignard aujourd'hui



"Quand Auguste réorganisa le monde romain sous la forme de l'empire, l'érotisme joyeux, anthropomorphe et précis des Grecs se transforma en mélancolie effrayée. Des visages de femmes remplis de peur, le regard latéral, fixent un angle mort. Le mot phallus n'existe pas. Les Romains appelaient fascinus ce que les Grecs appelaient phallos. Dans le monde humain, comme dans le règne animal, fasciner contraint celui qui voit à ne plus détacher son regard. Il est immobilisé sur place, sans volonté, dans l'effroi. Pourquoi, durant tant d'années, ai-je écrit ce livre? Pour affronter ce mystère : c'est le plaisir qui est puritain. La jouissance arrache la vision de ce que le désir n'avait fait que commencer de dévoiler."
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Rencontre avec Pascal Quignard, à l'occasion de la parution du Sexe et l'effroi (1994)

- Quelle est la genèse de cet ouvrage, à la fois livre d'art et exploration de la sexualité de la Rome antique ?

Pascal Quignard — Au départ, je voulais m'intéresser à un peintre grec, Parrhasios. Il vivait à la fin du Ve siècle avant J.-C. et était donc contemporain de Socrate. On le connaissait sous le surnom du Pornographe, car il a été le premier à peindre des tableaux dans les maisons de prostitution. En revanche, on n'a conservé aucune peinture de lui. Mais de nombreux textes se sont accumulés, d'autant que l'empereur Tibère collectionnait les peintures de Parrhasios. On raconte même que Tibère, tombé malade à force de contempler ces peintures libidineuses, fit venir de Palestine sainte Véronique avec le portrait de Jésus…

- Ainsi, vous en êtes arrivé à vous intéresser à l'érotisme des Romains ?

Pascal Quignard — J'ai découvert que, contrairement à ce qu'affirmait, par exemple, Georges Bataille dans Les Larmes d'Éros, il existe d'énormes différences entre l'érotisme joyeux, le culte du corps, en Grèce, et l'érotisme de plus en plus effrayé, de plus en plus fasciné, du monde romain.

- Revenons sur ce mot de fascination…

Pascal Quignard — En reprenant les textes, je me suis aperçu que le mot phallus n'est jamais employé en latin. Les Romains appelaient fascinus ce que les Grecs nommaient phallos. Du sexe masculin dressé, c'est-à-dire du fascinus, dérive le mot de fascination, c'est-à-dire la pétrification qui s'empare des animaux et des hommes devant une angoisse insoutenable. Les fascia désignent le bandeau qui entourait les seins des femmes. Les fascies sont les faisceaux de soldats qui précédaient les Triomphes des imperator. De là découle également le mot fascisme, qui traduit cette esthétique de l'effroi et de la fascination.

- Cette fascination, cet effroi, on les retrouve également dans les fresques romaines…

Pascal Quignard — Oui, toutes ces fresques sont des peintures de l'instant qui précède la mort. Par exemple, il existe une petite fresque qui représente deux enfants et une femme tenant une épée : c'est l'instant où Médée va tuer ses deux enfants, qui jouent avec des osselets, c'est-à-dire les ossements qu'ils vont devenir. Ensuite, les textes racontent qu'elle va non seulement les mettre à mort, mais qu'ensuite, avec son épée, elle va fouiller son propre sexe pour détruire tout reste possible d'une génération éventuelle de l'homme qu'elle a aimé et qui l'a trompée. Tout cela est lié à la religion romaine primitive, qui est un culte de la mise à mort, et à l'horreur de la passivité sexuelle. Tout ce qui est actif, tout ce qui fait lever le fascinus, est hautement noble. Tout ce qui est passif est puni de mort.

- Cette vision du monde romain est totalement nouvelle…

Pascal Quignard — Oui, et paradoxalement parce qu'on n'a jamais cessé d'étudier le latin, de l'enseigner aux enfants : on a donc bien sûr expurgé tout ce qui était licencieux. D'où cette confusion durable entre monde grec et monde romain. Il s'agit donc d'une découverte à laquelle je ne m'attendais pas. Je croyais les Romains rudes, brusques, mais je ne les aurais jamais imaginés aussi inventeurs de mélancolie, de dégoût, d'horreur et de puritanisme. Les pères en robe noire du christianisme n'ont fait que saisir le relais que leur tendaient les pères en robe blanche du sénat.

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